Victor HUGO (1802-1885)
C'était la première soirée
C'était la première soirée
Du mois d'avril.
Je m'en souviens, mon adorée.
T'en souvient-il ?
Nous errions dans la ville immense,
Tous deux, sans bruit,
A l'heure où le repos commence
Avec la nuit !
Heure calme, charmante, austère,
Où le soir naît !
Dans cet ineffable mystère
Tout rayonnait,
Tout ! l'amour dans tes yeux sans voile,
Fiers, ingénus !
Aux vitres mainte pauvre étoile,
Au ciel Vénus !
Notre-Dame, parmi les dômes
Des vieux faubourgs,
Dressait comme deux grands fantômes
Ses grandes tours.
La Seine, découpant les ombres
En angles noirs,
Faisait luire sous les ponts sombres
De clairs miroirs.
L'oeil voyait sur la plage amie
Briller ses eaux
Comme une couleuvre endormie
Dans les roseaux.
Et les passants, le long des grèves
Où l'onde fuit,
Étaient vagues comme les rêves
Qu'on a la nuit !
Je te disais : - " Clartés bénies,
Bruits lents et doux,
Dieu met toutes les harmonies
Autour de nous !
Aube qui luit, soir qui flamboie,
Tout a son tour ;
Et j'ai l'âme pleine de joie,
Ô mon amour !
Que m'importe que la nuit tombe,
Et rende, Ô Dieu !
Semblable au plafond d'une tombe
Le beau ciel bleu !
Que m'importe que Paris dorme,
Ivre d'oubli,
Dans la brume épaisse et sans forme
Enseveli !
Que m'importe, aux heures nocturnes
Où nous errons,
Les ombres qui versent leurs urnes
Sur tous les fronts,
Et, noyant de leurs plis funèbres
L'âme et le corps,
Font les vivants dans les ténèbres
Pareils aux morts !
Moi, lorsque tout subit l'empire
Du noir sommeil,
J'ai ton regard, j'ai ton sourire,
J'ai le soleil ! "
Je te parlais, ma bien-aimée ;
Ô doux instants !
Ta main pressait ma main charmée.
Puis, bien longtemps,
Nous nous regardions pleins de flamme,
Silencieux,
Et l'âme répondait à l'âme,
Les yeux aux yeux !
Sous tes cils une larme obscure
Brillait parfois ;
Puis ta voix parlait, tendre et pure,
Après ma voix,
Comme on entend dans la coupole
Un double écho ;
Comme après un oiseau s'envole
Un autre oiseau.
Tu disais : " Je suis calme et fière,
Je t'aime ! oui ! "
Et je rêvais à ta lumière
Tout ébloui !
Oh ! ce fut une heure sacrée,
T'en souvient-il ?
Que cette première soirée
Du mois d'avril !
Tout en disant toutes les choses,
Tous les discours
Qu'on dit dans la saison des roses
Et des amours,
Nous allions, contemplant dans l'onde
Et dans l'azur
Cette lune qui jette au monde
Son rayon pur,
Et qui, d'en haut, sereine comme
Un front dormant,
Regarde le bonheur de l'homme
Si doucement !...
Victor Hugo, 1844, Dernière gerbe, recueil posthume de 15 manuscrits, 1902, réédition 1941
Dessin de Victor Hugo par Prosper Mérimée, domaine public,
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