Difficile le thème de la poésie de ce jeudi pour les CROQUEURS DE MOTS sous la houlette de Tricôtine.
En tous cas pour moi.
Des poèmes sur la crèche, je n'en ai pas dans mon barda et le seul chant qui me revienne en tête est Entre le boeuf et l'âne gris, dont les paroles sont gentillettes, certes.
Sans doute les connaisseurs de cantiques en ont-ils de plus singuliers ...
Ecrire un poème ? Vraiment, je n'aurais pas d'inspiration, j'en fais une chaque année pourtant ; et pourquoi ?
Alors, comme j'ai déja mis en ligne des extraits de descriptions de Buffon concernant le chien et la chèvre, je vous propose celle de l'âne, l'un plus précieux des animaux de la crèche et de la nativité, car c'est lui qui portait le bardeau de la famille et qui protégera plus tard leur fuite en Egypte, avec le boeuf, qui dit-on réchauffa l'enfant nouveau-né de son souffle dans la crèche. (j'en mettrai la description de Buffon en ligne dans un autre billet)
C'est de la prose, certes, mais d'une belle langue poétique, plus subjective que scientifique et bien entendu à resituer dans l'époque de Buffon au XVIIIème siècle.
L'âne n'est pas un cheval dégénéré ; il n'est ni étranger, ni intrus, ni bâtard ; il a, comme tous les autres animaux, sa famille, son espèce et son rang : son sang est pur, et quoique sa noblesse soit moins illustre, elle est tout aussi bonne, tout aussi ancienne que celle du cheval. Pourquoi donc tant de mépris pour cet animal si bon, si patient, si sobre, si utile ? Les hommes mépriseraient-ils, jusque dans les animaux, ceux qui les servent trop bien et à trop peu de frais ? On donne au cheval de l'éducation ; on le soigne, on l'instruit, on l'exerce ; tandis que l'âne, abandonné à la grossièrerté du dernier des valets, ou à la malice des enfants, bien loin d'acquérir, ne peut que perdre des enfants, ne peut que perdre par son éducation ; et s'il n'avait pas un grand fonds de bonnes qualités, il les perdrait en effet par la manière dont on le traite : il est le jouet, le plastron, le bardot de rustres qui le conduisent le bâton à la main, qui le frappent, le surchargent, l'excèdent sans précaution, sans ménagement. On ne fait pas attention que l'âne serait par lui-même, et pour nous, le premier, le plus beau, le mieux fait, le plus distingué des animaux, si dans le monde il n'y avait point eu de cheval ; il est second, au lieu d'être le premier, et par cela seul il semble n'être plus rien : c'est la comparaison qui le dégrade, on le juge, non pas en lui-même, mais relativement au cheval ; on oublie qu'il est âne, qu'il a toutes les qualités de sa nature, tous les dons attachés à son espèce, et on ne pense qu'à la figure et aux qualités du cheval, qui lui manquent et qu'il ne doit pas avoir.
Il est de son naturel aussi humble, aussi patient, aussi tranquille, que le cheval est fier, ardent, impétueux ; il souffre avec constance, et peut-être avec courage, les châtiments et les coups ; il est sobre, et sur la quantité et sur la qualité de la nourriture ; il se contente des herbes les plus dures, les plus d&sagréables, que le cheval et les autres animaux lui laissent et dédaignent ; il est fort délicat sur l'eau, il ne veut boire que la plus claire et aux ruisseaux qui lui sont connus ; il boit aussi sobrement qu'il mange, et n'enfonce point du tout son nez dans l'eau, par la peur que lui fait, dit-on, l'ombre de ses oreilles. Comme l'on ne prend pas la peine de l'étriller, il se roule souvent sur le gazon, sur les chardons, sur la fougère ; sans se soucier beaucoup de ce qu'on lui fait porter, il se couche pour se rouler toutes les fois qu'il le peut, et semble par là reprocher à son maître le peu de soin qu'on prend de lui, car il ne se vautre pas comme le cheval dans la fange et dans l'eau ; il craint même de se mouiller les pieds, et se détourne pour éviter la boue ; aussi a-t-il la jambe plus sèche et plus nette que le cheval : il est susceptible d'éducation, et l'on en a d'assez bien dressés pour faire curiosité du spectacle.
Dans la première jeunesse il est gai, et même assez joli ; il a de la légèreté et de la gentillesse ; mais il la perd bientôt, soit par l'âge, soit par les mauvais traitements ; et il devient lent, indocile et têtu ...Il s'attache cependant à son maître, quoiqu'il en soit ordinairement maltraité ; il le sent de loin et le distingue de tous les autres hommes ; il reconnaît aussi les lieux qu'il a coutume d'habiter, les chemins qu'il a fréquentés ; il a les yeux bons, l'odorat admirable, l'oreille excellente, ce qui a encore contribué à le faire mettre au nombre des animaux timides, qui ont tous, à ce qu'on prétend, l'ouïe très fine et les oreilles longues ; lorsqu'on le surcharge, il le marque en inclinant la tête et baissant les oreilles ; lorsqu'on le tourmente trop, il ouvre la bouche et retire les lèvres d'une manière très désagréable, ce qui lui donne l'air moqueur et dérisoire ; si on lui couvre les yeux, il reste immobile ; et lorsqu'il est ocuché sur le côté, si l'on place la tête de manière que l'oeil soit appuyé sur la terre, et qu'on couvre l'autre oeil avec une pierre ou un morceau de bois, il restera dans cette situation sans faire un mouvement et sans se secouer pour se relever ; il marche, il trotte, et il galope comme un cheval ; mais tous ses mouvements sont petits et beaucoup plus lents ; quoiqu'il puisse d'abord courir avec assez de vitesse, il ne peut fournir qu'une petite carrière pendant un petit espace de temps ; et quelque allure qu'on lui prenne, si on le presse, il est bientôt rendu.
Buffon, 1707 - 1788, Oeuvres choisies par Mame et Cie, imprimeur- éditeurs à tours, 1847