Pour ce deuxième jeudi en poésie du défi n°55 des CROQUEURS DE MOTS, sous le regard de Tricôtine, ce sont les yeux qui s'écarquillent dans la nuit où notre capitaine nous a volontairement menée.
A ce propos, je voudrais vous faire part d'une saine initiative entendue mercredi midi 18 mai dans Carnets de campagne, sur ma radio préférée (France Inter) à savoir encourager des expériences d'alter'Visions et notamment vivre 10 jours sans aucun écran ... voir le site Terra ma terre Ah zut, il faut un écran.
Les extraits que je mets en ligne aujourd'hui font partie du poème A l'Homme, La légende des siècles, nouvelle série XXVII, Le poème en entier sur A l'Homme - wikisource
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Poursuivre le réel, c'est chercher l'introuvable.
Le réel, ce fond vrai d'où sort toute la fable,
C'est la nature en fuite à jamais dans la nuit.
Le télescope au fond du ciel noir la poursuit,
Le microscope court dans l'abîme après elle ;
Elle est inaccessible, imprenable, éternelle,
Et n'est pas moins énorme en dessous qu'en dessus.
Des aspects effrayants sont partout aperçus ;
Le spectre vibrion vaut le soleil fantôme ;
Un monde plus profond que l'astre, c'est l'atome ;
Quand, sous l'œil des penseurs, l'infiniment petit
Sur l'infiniment grand se pose, il l'engloutit ;
Puis l'infiniment grand remonte et le submerge.
Mère terrifiante et formidable vierge,
Multipliant son jour par son obscurité
Et sa maternité par sa virginité,
Chaste, obscène, et montrant aux mornes Pythagores
Son ventre ténébreux d'où sortent les aurores,
La nature fatale engendre éperdûment
Des chaos d'où jaillit cette loi, l'élément.
Elle est le haut, le bas, l'immense ombre, l'aïeule ;
Toute sa foule étant elle-même, elle est seule ;
Monde, elle est la nature ; âme, on l'appelle Dieu.
Tout être, quel qu'il soit, du gouffre est le milieu ;
Pas de sortie et pas d'entrée ; aucune porte ;
On est là. — C'est pourquoi le chercheur triste avorte ;
C'est pourquoi le ciel juif succède au ciel romain ;
C'est pourquoi ce songeur épars, le genre humain,
Entend à chaque instant vagir de nouveaux cultes ;
[...]
C'est parce que je roule en moi ces choses sombres,
C'est parce que je vois l'aube dans les décombres,
Sur les trônes le mal, sur les autels la nuit,
C'est parce que, sondant ce qui s'évanouit,
Bravant tout ce qui règne, aimant tout ce qui souffre,
J'interroge l'abîme, étant moi-même gouffre ;
C'est parce que je suis parfois, mage inclément,
Sachant que la clarté trompe et que le bruit ment,
Tenté de reprocher aux cieux visionnaires
Leur crachement d'éclairs et leur toux de tonnerres ;
C'est parce que mon cœur, qui cherche son chemin,
N'accepte le divin qu'autant qu'il est humain ;
C'est à cause de tous ces songes formidables
Que je m'en vais, sinistre, aux lieux inabordables,
Au bord des mers, au haut des monts, au fond des bois.
Là, j'entends mieux crier l'âme humaine aux abois ;
Là je suis pénétré plus avant par l'idée
Terrible, et cependant de rayons inondée.
Méditer, c'est le grand devoir mystérieux ;
Les rêves dans nos cœurs s'ouvrent comme des yeux ;
Je rêve et je médite ; et c'est pourquoi j'habite,
Comme celui qui guette une lueur subite,
Le désert, et non pas les villes ; c'est pourquoi,
Sauvage serviteur du droit contre la loi,
Laissant derrière moi les molles cités pleines
De femmes et de fleurs qui mêlent leurs haleines,
Et les palais remplis de rires, de festins,
De danses, de plaisirs, de feux jamais éteints,
Je fuis, et je préfère à toute cette fête
La rive du torrent farouche, où le prophète
Vient boire dans le creux de sa main en été,
Pendant que le lion boit de l'autre côté.
Victor Hugo, 1802 - 1885
A l'Homme, La légende des siècles,
Nouvelle série, XXVII
Victor Hugo par Rodin, domaine public, photo de wikipedia, clic sur l'image pour informations