~ Billet 352 ~
C'est le jeudi en poésie des Croqueurs de mots.
Je continue dans le désordre, de rerouver avec vous les poèmes que j'avais consigné dans mon anthologie à l'adolescence.
Celui qui suit, de Louis Aragon, a été publié clandestinement sous le pseudonyme de Jacques Destaing avec d'autres poètes dans le recueil L'honneur des poètes, aux éditions de Minuit à la date symbolique du 14 juillet 1943.
J'ai gardé la ponctuation que j'ai notée. Je ne suis pas sûre qu'elle soit fidèle à celle du poète.
Ballade de celui qui chanta dans les supplices
Et s’il était à refaire,
Je referais ce chemin
Une voix monte des fers
Et parle des lendemains.
On dit que dans sa cellule
Deux hommes, cette nuit-là,
Lui murmuraient : « Capitule,
De cette vie es-tu las ?
«Tu peux vivre, tu peux vivre,
Tu peux vire comme nous ;
Dis le mot qui te délivre,
Et tu peux vivre, à genoux. »
Et s’il était à refaire,
Je referais ce chemin.
Ta voix qui monte des fers
Parle pour les lendemains.
Rien qu’un mot, la porte cède,
S’ouvre, et tu sors. Rien qu’un mot,
Le bourreau se dépossède ;
Sésame, finis tes maux !
Rien qu’un mot, rien qu’un mensonge
Pour transformer ton destin :
Songe, songe, songe, songe
A la douceur des matins. »
Et si c’était à refaire,
Je referais ce chemin.
La voix qui monte des fers
Parle aux hommes de demain.
J’ai tout dit ce qu’on peut dire :
L’exemple du roi Henri ;
Un cheval pour mon empire ;
Une messe pour Paris.
Rien à faire ! Alors qu’il parte,
Sur lui retombe son sang !
C’était son unique carte,
Périsse cet innocent.
Et si c’était à refaire,
Referait-il ce chemin ?
La voix qui monte des fers
Dit : « Je le ferai demain. »
Je meurs et France demeure
Mon amour et mon refus.
Ô mes amis, si je meurs,
Vous saurez pourquoi ce fut !
Ils sont venus pour le prendre,
Ils parlent en allemand ;
L’un traduit : « Veux-tu te rendre ? »
Il répète calmement :
Et si c’était à refaire,
Je referais ce chemin.
Sous vos coups chargés de fers,
Que chantent les lendemains !
Il chantait, lui, sous les balles,
Des mots « sanglant est levé ».
D’une seconde rafale
Il a fallu l’achever ;
Une autre chanson française
A ses lèvres est montée,
Finissant la Marseillaise,
Pour toute l’humanité.
Louis Aragon, Paris, 14 juillet 1943