Pour Mil et Une, sur une aquarelle de Edward Hopper : Le phare de two lights (cap Elisabeth, près de Portland, Maine, Etats-Unis)
Elle était charmante, sa logeuse. Envahissante, mais charmante.
Une présence chaleureuse dans cette ville où il venait de débarquer avec l'impatience et la naïveté de la jeunesse. Il s'attendait à la grande ville et il découvrait une petite ville provinciale.
Préférer les Etats-Unis, un challenge téméraire quand ses potes avaient choisi la sécurité de la vieille Europe et le programme ERASMUS.
Il n'en revenait pas d'avoir été admis au Bowdoin College pour cet emploi de répétiteur en français. Là même où avait étudié le poète Henry Wadsworth Longfellow. Le salaire l'obligerait à compter la moindre dépense. Mais les vingt heures de vacations par semaine lui laisseraient du temps pour approfondir ses études en littérature comparée.
Le loyer de sa chambre était dérisoire pour un confort acceptable. Peintures écaillées mais salle de bains et wc individuels. Il devait juste lui rendre de menus services dont l'essentiel était de lui apporter une compagnie dans le morne de ses vieux jours. Il pouvait même utiliser la voiture de feu son époux.
- Avez-vous le permis de conduire ?
- euh ... oui.
- Parfait, vous pourrez m'emmener faire quelques courses de temps en temps et des promenades le dimanche. J'ai gardé la voiture, vous savez. J'ai le permis de conduire, mais c'était toujours mon mari qui conduisait. Je ne me vois pas reprendre le volant après toutes ces années ...
Elle était émouvante avec ces enthousiasmes de jeune fille devant les paysages sauvages. Mais ce jour-là, pour son premier dimanche dans le nouveau monde, à défaut de Boston, trop éloignée, il aurait préféré explorer Portland, la grande ville du Maine. Ou mieux,réviser les notes qu'il avait prises avant de partir sur les poètes américains, et sur la poésie amérindienne ou d'inspiration amérindienne.
C'était l'équinoxe et ses grandes marées. Le vent âpre le traversait jusqu'aux os. Les embruns lui piquait les yeux. Où était la magie qui avait illuminé l'aquarelle d'Edouard Hopper ? Il s'y reconnaissait, sur ce promontoire, certes. Quelle idée de le lui faire découvrir par ce temps ? Il rêvait de dépaysement et les rares promeneurs parlaient français autour d'eux. Des touristes ? Les yeux de la vieille dame souriaient.
- Vous savez jeune homme, ici, c'est le sud de l'Acadie. vous voyez l'île la-bas ? Des français l'ont occupé en premier, comme une bonne partie de la côte jusqu'à la frontière. Mais j'y pense, vous avez froid peut-être ? Nous irons nous réchauffer dans un salon de thé. En attendant, asseyez-vous près de moi. C'est sur un banc comme celui-ci que votre poète a noirci bien des pages. Avant de le disséquer, venez plutôt vous imprégner de ce qui le faisait vibrer ...
Vaincu ! d'un sourire malicieux. L'érudition de sa logeuse, il l'avait vite découvert. Mais là, en même temps que la confiance qu'elle lui accordait, c'était une magistrale leçon d'intelligence du coeur qu'elle venait de lui donner, l'air de rien.
Jeanne Fadosi, fini dimanche 28 octobre 2012, pour Mil et Une.
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